Il faut regarder ceux qui luttent

 

Le cinéaste Jean-Gabriel Périot est invité, du 4 au 6 février, par le festival Hors Pistes au Centre Pompidou. Il montrera en avant-première Retour à Reims [Fragments], son adaptation du livre de Didier Eribon.

Depuis ses premiers courts métrages, Jean-Gabriel Périot a fait des archives la matière d’une œuvre originale qui questionne l’Histoire et l’engagement. Dans le cadre du festival Hors Pistes, il présentera trois de ses quatre longs métrages : Une jeunesse allemande, un documentaire sur la Fraction Armée rouge; Lumières d’été, une fiction sur la mémoire d’Hiroshima et Retour à Reims [Fragments], qui sortira en salles le 30 mars. Lors d’une séance-atelier, il dépliera son travail en cours autour du siège de Sarajevo.

 

Comment vous êtes-vous intéressé aux archives filmées ?

Au départ, l’archive me permettait de travailler seul, d’essayer des choses. C’est aussi lié à ma vie personnelle. Je viens d’une famille qui n’a pas ou peu transmis l’histoire des origines. Jeune adulte, j’avais du mal à comprendre le contemporain car il me manquait des pans d’histoire, notamment de l’histoire militante. Je me suis plongé dans les livres et les films, travailler l’archive est aussi un moyen d’apprendre.

 

Vous utilisez des archives mixtes : des images d’actualité d’époque, des films de Godard, de Marker, des groupes Medvedkine…

Je fais des films sur des périodes historiques longues où se dessine une histoire de la représentation. Il existe, par exemple, beaucoup d’images de la classe ouvrière en France, mais pourquoi ne font-elles pas plus partie de la mémoire collective ? Pourquoi n’ont-elles pas été transmises ? Je confronte plusieurs types d’archives sur un même événement : un film d’auteur, un documentaire, une news télé… Il devient évident, pour le spectateur, qu’il regarde un film sur un sujet et sur une histoire du cinéma.

Pourquoi avoir choisi la Fraction Armée rouge comme sujet de votre premier long métrage, Une jeunesse allemande (2015) ?

C’était dans le contexte des suites du 11 septembre 2001, des réactions politiques et policières à cet acte. En m’intéressant à l’histoire du terrorisme politique, aux mouvement d’avant-garde révolutionnaires, je me suis rendu compte qu’une partie des membres fondateur de la RAF (Fraction Armée rouge) faisaient des films ou apparaissaient dans des films. Cette dimension a ajouté une couche supplémentaire : à quoi sert le cinéma dans une lutte politique ? Pourquoi certains l’ont-ils abandonné ? C’est moi, en tant que cinéaste, qui me pose la question.

Lumières d’été est un peu à part dans votre filmographie. Pourquoi le passage par la fiction pour parle de Hiroshima ?

Parce qu’on peut avoir besoin de la fiction pour exprimer une émotion, des sentiments, une certaine poésie à travers l’incarnation, un paysage, des temps que n’offrent pas le documentaire. Avant le Covid, j’allais tous les ans à Hiroshima. J’avais besoin d’y revenir pour raconter ce que ce lieu m’avait appris. Les survivants disent qu’il faut profiter de la vie parce qu’elle peut s’arrêter du jour au lendemain, et qu’il faut se battre contre tout ce qui détruit. Il y a différentes stratégies pour s’adresser au passé et le rendre vivant : ça peut se faire par un rapport historique ou par une façon plus fantomatique, sentimentale ou irrationnelle de se rapprocher d’un temps qu’on n’a pas vécu.

 

L’idée d’adapter Retour à Reims de Didier Eribon est venue de votre productrice, Marie-Ange Luciani. Comment ce texte a-t-il fait écho à vos préoccupations, à votre histoire familiale ?

Cette proposition me donnait la possibilité de questionner une histoire de l’extrême droite en France, liée à la situation contemporaine urgente. En choisissant de ne garder pour la voix off que 15 pages des 250 que comptent le livre, j’ai omis l’histoire personnelle de Didier Eribon, et ce qui pourrait s’énoncer de ma propre vie. Mais c’est l’un des films les plus personnels que j’ai faits, même si je me cache totalement. Une des grandes différences entre nous, c’est que ma famille a basculé dans l’abstention totale, depuis mes grands-parents. Ils se désintéressent totalement de la chose politique, alors que la famille de Didier Eribon est passée à droite ou à l’extrême-droite. L’autre différence, c’est que ma famille n’est pas allée à l’usine. Ce sont des travailleurs pauvres qui accumulaient les petits boulots de livreur, pompier femme de ménage… Ils étaient isolés dans leur travail, comme ce qui se passe aujourd’hui.

Le films ‘achève sur l’énergie de la lutte, vous ne vouliez pas finir sur le constat amer de la montée de l’extrême droite, d’une partie de la gauche qui a abandonné les classes populaires ?

C’est une règle que je me suis fixée et que je tiens presque toujours. Mes films interrogent la manière de résister et touchent particulièrement les collégiens ou lycéens. C’est peut-être à eux que je m’adresse, ou à moi quand j’étais jeune. Un film se doit de finit par quelque chose qui nous porte, on ne peut pas être pessimiste, l’époque est déjà trop violente pour cela. Retour à Reims [Fragments] montre l’arrivée de Jean-Marie Le Pen, je ne peux pas finir là-dessus. Ce n’est pas parce qu’Éric Zemmour et Marine Le Pen seraient à 30% que c’est révolu. Quand bien même il n’y aurait qu’une infime minorité de gens qui continueraient à lutter, ce sont eux qu’il faut regarder. Ce sont eux qui peuvent finir le film.

 

Sophie Joubert
L’Humanité
1er février 2022